Une foule colorée et floue changeant de trains

D’AUTRES MODÈLES

La menace qui pèse sur le « mode de vie européen » n’est pas les migrants. Ce sont les populistes. 

Sophie in ‘t Veld

Le partage des bonnes pratiques est un outil fondateur du programme de Volt, qui ambitionne d’analyser, comparer et promouvoir les meilleures politiques mises en œuvre dans les différents pays de notre continent, voire au-delà. Dans ce cadre, le présent chapitre s’efforce d’examiner les défis auxquels sont confrontés d’autres États européens, et dans quelle mesure leurs réponses diffèrent.

4.1 Allemagne : Wir schaffen das

Comment intégrer un million de migrants dans une société en manque de main d’oeuvre

Après le célèbre « Wir schaffen das » (Nous pouvons le faire) d’Angela Merkel en 2015, le gouvernement et la société civile se sont mobilisés pour accueillir plus d’un million de réfugiés. On aurait alors pu penser qu’il s’est agi de la plus grande rencontre du pays avec une vague de migration depuis la Seconde Guerre mondiale. Pas du tout : à l’apogée du « miracle » allemand dans les années 1960 et 1970, le pays a accueilli près de 14 millions de Gastarbeiter, travailleurs invités, venus de toute l’Europe et de Turquie. Et avec la croissance de la population allemande déjà à son apogée et les baby-boomers prenant leur retraite, le pays est conscient qu’il devra accueillir au moins 400 000 migrants supplémentaires par an pour maintenir son économie et ses systèmes de protection sociale à flot.

Le Wirtschaftswunder, propulsé par les migrations d’Italie et de Turquie

La croissance du pays a en grande partie été construite avec l’aide de travailleurs migrants, invités dans le pays, car l’Allemagne manquait de main-d’œuvre pour sa réindustrialisation. En effet, une fois que le mur de Berlin et la frontière entre l’Allemagne de l’Est ont été construits, rendant impossible toute évasion, l’Allemagne a dû conclure des accords bilatéraux pour recruter des travailleurs à l’étranger avec l’Italie, l’Espagne, la Grèce, la Turquie, le Maroc, le Portugal, la Tunisie et la Yougoslavie, et ce jusqu’aux années 1970.

Au total, 14 millions de travailleurs migrants sont restés dans le pays pendant de longues périodes. 11 millions sont retournés chez eux tandis que les migrants restants se sont installés en Allemagne de manière permanente et ont été rejoints par leurs familles. La vie au quotidien s’est avérée difficile pour ceux qui ont choisi de rester, car le gouvernement n’a pas développé de stratégies d’intégration et les familles faisaient souvent face au rejet de la population allemande. Et pourtant, ils ont lentement transformé l’Allemagne en un pays d’immigration avec une société culturellement diversifiée, bien avant la mondialisation. Aujourd’hui, la troisième génération des anciens « Gastarbeiter » continue de façonner la société allemande, malgré la persistance de tensions et un sentiment constant de discrimination dans de nombreux pans de la population, même après trois générations.

Comment intégrer un million de réfugiés

La diversité et la tolérance de l’Allemagne ont été mises à l’épreuve en 2015. Le « Wir schaffen das » a donné un brin d’espoir à de nombreuses personnes fuyant la guerre et les conflits au Moyen-Orient. Dans les mois qui ont suivi cette déclaration, environ 1,2 million de réfugiés ont fait leur chemin vers l’Allemagne, mettant une énorme pression sur son administration publique mais déclenchant également une vague de solidarité sans précédent parmi la population.

Bien que l’accueil et l’intégration de tant de migrants venus de Syrie, d’Afghanistan et d’Irak dans la société allemande soient une tâche multigénérationnelle – rendue plus difficile par une extrême droite cherchant à exploiter la peur des étrangers – le pays, en 2015, a peut-être bien posé les bases d’un deuxième « Wirtschaftswunder ».

Avec une société confrontée à une faible natalité et à la génération du baby-boom prenant sa retraite, l’économie de l’Allemagne avait et a besoin de nouvelles mains. Même si les administrations nationales et fédérales ont été souvent dépassées et ont dû faire preuve de créativité, par exemple en déclarant le 1er janvier comme date d’anniversaire pour tous les réfugiés sans documents, les migrants ont reçu une formation linguistique et professionnelle, un accès à l’éducation et des permis de travail. Les résultats ne seront visibles que dans de nombreuses années à venir ; cependant, déjà en 2020, 35 % des réfugiés arrivés en 2015 occupaient en emploi, un chiffre ensuite passé à 54 % en 2021, nombre d’entre eux ayant terminé des programmes de formation et occupant des postes très demandés dans de multiples domaines.

Les défis d’une société plus diversifiée

Il n’existe pas de modèle d’intégration parfait, cependant, certaines mesures peuvent contribuer à éviter les problèmes rencontrés par le passé. Faciliter l’accès au marché du travail, promouvoir la cohésion sociale et fournir un logement aux familles immigrées en cours de formation professionnelle ou académique sont des facteurs qui semblent favoriser une intégration réussie. Les décennies à venir montreront si 2015 restera une exception, ou si l’Allemagne devra entreprendre chaque année des efforts herculéens similaires, car son économie est confrontée au départ en retraite d’une partie significative de sa main-d’œuvre actuelle. Les pénuries de main-d’œuvre devenant plus critiques dans de nombreux secteurs – de la restauration et l’hôtellerie à la santé et aux soins pour les personnes âgées, en passant par la technologie de l’information, la compétition pour attirer des travailleurs qualifiés s’intensifie et les migrations devront provenir de l’extérieur de l’Europe. Les défis sont multiples :

  • Les programmes pour attirer les travailleurs qualifiés demeurent en-deçà des attentes. Par exemple, en 2021, la « Blue Card » n’avait été délivrée qu’à un total de 70 000 travailleurs qualifiés.

  • Les immigrants ayant reçu une formation en Allemagne sont souvent encombrés de bureaucratie et ne se sentent pas les bienvenus. Ils sont très demandés, mais de plus en plus difficiles à retenir.

  • Le manque de qualifications professionnelles est tout autant un problème que le besoin de conseil et d’aide afin que les réfugiés puissent aborder non seulement les traumatismes du voyage, mais aussi ceux de la guerre et des persécutions dans les pays d’origine.

L’Allemagne doit attirer des immigrants venus de l’extérieur de l’Europe et leur fournir une formation adéquate, une prise en charge adéquate et des perspectives à long terme pour s’installer en Allemagne. D’autre part, de manière similaire à la France, il lui incombe de sensibiliser la population à la nécessité d’une migration accrue et d’une société plus « globale », ou accepter de rater des opportunités économiques, de subir une baisse constante des niveaux de vie, de la qualité des services publics et de la prospérité générale du pays.

Il reste aujourd’hui deux Allemagne, l’une où la migration a été tacitement acceptée pendant des années et l’autre où, dès le début des années 1990, des émeutes raciales ont éclaté dans des endroits tels que Rostock, des sentiments qui ont aujourd’hui des conséquences politiques et sociales directes pour l’ensemble du pays. Par conséquent, la question de faire de la migration un concept acceptable pour l’ensemble de la population se pose avec plus d’acuité, en particulier pour les personnes qui ne sont pas directement concernées par ce phénomène.

4.2 Hongrie : « défendre la civilisation européenne »

La Hongrie, dirigée par Viktor Orbán et son gouvernement Fidesz-KDNP de droite ultraconservatrice et illibérale, est déterminée à prouver que l’immigration n’est pas nécessaire pour faire face aux défis de l’Europe d’aujourd’hui. Les autorités ont largement mobilisé la peur des migrants dans des campagnes de communication publiques contenant une large part de désinformation, allant jusqu’à transmettre des questionnaires à tous les ménages hongrois sur l’idée d’ « arrêter Bruxelles » et les politiques migratoires européennes. Depuis le milieu des années 2010, le narratif du parti au pouvoir vise à encourager à la place la natalité et les valeurs familiales traditionnelles pour stabiliser sa population en déclin. Cependant, les politiques mises en place n’ont pas su faire face aux pénuries de main-d’œuvre aiguës dans de nombreux pans de son industrie.

2015 : la « solution hongroise »

Dès la crise des migrants de l’année 2015, le gouvernement hongrois a eu l’intuition qu’attiser la peur des réfugiés pouvait porter ses fruits sur le plan politique. Rapidement, la Hongrie se détournait de la législation européenne en construisant une palissade à sa frontière, contraignant les migrants venus de la mer Égée par les Balkans à transiter vers d’autres États membres. En 2015-2016, les attentats en France et en Belgique furent largement instrumentalisés, le Fidesz établissant un lien direct entre migration et terrorisme. Le pays a immédiatement durci ses lois sur l’asile en réduisant les voies de recours et en introduisant des périodes de trois ans minimum pour l’examen des demandes d’asile. Les camps « en dur » ont été remplacés par des tentes et des centres de détention établis dans les zones de transit, criminalisant de facto les passages frontaliers.

Durant un mois, le gouvernement a organisé des transports en bus de migrants vers Vienne après la « Marche de l’Espoir » des migrants bloqués à Budapest. Mais en fermant ses frontières avec la Serbie et en y construisant une barrière physique, surveillée par militaires et milices locales, la Hongrie a brisé un tabou et déclenché une succession de fermetures similaires dans toute l’Europe, dans le but de stopper le flux de migrants.

L’attention médiatique portée sur la Hongrie et sur d’autres États membres recourant également aux contrôles aux frontières, à la limitation du regroupement familial et à des contrôles plus stricts du pays d’origine, ont poussé la Commission européenne à agir : parmi les mesures, un accord controversé entre l’Union européenne et la Turquie pour stopper les flux migratoires. Soutenue par d’importantes campagnes publiques de propagande contre les politiques d’asile soi-disant libérales de « Bruxelles », la Hongrie a utilisé son statut de pays de transit et mobilisé l’attention des médias pour imposer une « solution hongroise à la migration », à rebours d’une approche plus tolérante, consensuelle à l’époque même au sein de sa famille politique. Durant plusieurs années, le gouvernement a continué d’engranger des points au niveau national en jouant sur la peur des migrants, se présentant comme protecteur du christianisme et de l’Europe contre les migrants du Sud et les politiques libérales et multiculturelles de l’Ouest.

Des bébés, pas des migrants

L’économie et la société hongroises ne sont pas pourtant à l’abri des évolutions démographiques. Entres autres à cause d’une série de mesures d’austérité et de crises financières, la population hongroise diminue depuis les années 1980 : son taux de fécondité total est passé de 2,17 enfants par femme en 1977 à 1,23 en 2011, et de nombreux Hongrois ont émigré vers l’Europe occidentale. Depuis une décennie, le gouvernement se fait le chantre d’une citoyenneté nationaliste « homogène », prétendûment seule capable d’inverser cette tendance.

Partant du postulat que l’immigration a échoué, le gouvernement consacre plus de 5 % de son PIB à des politiques de type « famille d’abord », bien au-dessus de la moyenne européenne de 2,5 %, et en encourageant la fondation de familles traditionnelles nombreuses. Les mesures de soutien à ces familles comprennent une hausse des salaires, des incitations fiscales au mariage, le soutien financier à l’achat de logements en fonction du nombre d’enfants, des prestations de maternité revues, un renforcement des dispositifs d’allocation pour la garde d’enfants, des services gratuits ou à tarif réduit pour les enfants, ainsi que jusqu’à trois années de congé de maternité. Les droits et libertés individuels sont de plus en plus menacés : ce n’est plus l’individu mais la famille traditionnelle – voire l’enfant – qui est désormais consacrée comme l’unité sociale de base dans la Constitution hongroise. Le Parlement a discuté en 2025 d’une proposition de loi constitutionnelle érigeant la protection de l’enfant comme droit fondamental « ayant la prééminence sur tous les autres ».

La réalité en marche

Pourtant, les politiques natalistes n’ont pas produit d’effet de long-terme, alors que le pays a battu son record du plus bas nombre de naissances en 2024. En 2022, l’annonce du Premier ministre hongrois Viktor Orbán selon laquelle les industries nationales avaient un besoin urgent de main-d’œuvre et qu’après la mobilisation des retraités et des étrangers d’origine hongroise, environ 300 000 travailleurs seraient nécessaires, a retenti comme une révélation. Cette prise de parole est intervenue après une année où le pays, qui prêche les valeurs familiales « traditionnelles » a bloqué plusieurs initiatives européennes en matière de migration, a recruté plus de 70 000 travailleurs en provenance de Colombie, de Mongolie et des Philippines pour travailler dans les industries hongroises.

Tout en prêchant un discours anti-migratoire et de fermeté pour des motifs de politique intérieure, les autorités hongroises introduisent périodiquement des assouplissements pour les besoins de leur économie, délivrant de nombreux permis de travail temporaires aux travailleurs dits « invités » – même en provenance de pays à majorité musulmane. Les agences de recrutement privilégient la Serbie et l’Ukraine, mais depuis le début de la guerre en Ukraine, d’autres États membres de l’UE aux salaires plus élevés délivrent eux aussi des permis de travail aux réfugiés ukrainiens. La Hongrie scrute de plus en plus le reste du globe à la recherche de travailleurs, du Mexique à l’Inde et de la Mongolie au Népal, pour des postes qualifiés comme non qualifiés.

Le faible succès de l’intégration au niveau local et professionnel se conjugue au fait que le gouvernement s’est contredit dans les faits : en l’absence de politiques convaincantes encourageant l’installation permanente et l’accès aux soins de santé, à l’éducation et à la participation politique, le départ des travailleurs étrangers demeurera élevé. Dans le même temps, la Hongrie continuera de souffrir d’un système éducatif sous-financé, incapable de créer, de former et de conserver la main-d’œuvre qualifiée dont le pays a besoin. La dépréciation du forint hongrois risque également de rendre le pays moins attractif pour les travailleurs invités étrangers et d’encourager la mobilité vers l’ouest ou le retour dans les pays d’origine.

Au début de l’année 2025, le gouvernement hongrois semble avoir opéré un nouveau revirement dans sa politique d’accueil discret de travailleurs étrangers, limitant leur arrivée lorsque des accords de réadmission avec les pays d’origine n’ont pas été conclus, malgré les inquiétudes exprimées par la Chambre de commerce de Hongrie. Dans la compétition européenne et mondiale acharnée pour les ressources rares – parmi lesquelles figurent les travailleurs qualifiés – les pays affirmant être les plus hostiles à l’immigration paieront un lourd tribut. La Hongrie, pourtant gouvernée par l’extrême-droite, est un exemple éloquent de l’échec de politiques exclusivement tournées vers le soutien aux familles en Europe.

4.3 Le Royaume-Uni : take back control

En 2024, plus de 10 millions de résidents, soit 16 % de la population de la Grande-Bretagne, sont nés à l’étranger. Le multiculturalisme et l’immigration ont largement alimenté la campagne du Brexit pour « reprendre le contrôle » de ses frontières vis-à-vis de l’UE. Pourtant, après le départ du Royaume-Uni, et dans le contexte de l’épidémie de COVID et de la guerre en Ukraine, l’immigration nette est en réalité supérieure aux niveaux d’avant-Brexit. Dans le même temps, la bureaucratie post-Brexit et le manque de travailleurs immigrés pèsent lourdement sur l’économie britannique et le système de santé.

En 2023, le Bureau du Royaume-Uni pour les Statistiques nationales annonçait que le Royaume-Uni avait connu une immigration nette de plus de 600 000 personnes, en grande partie déterminée par l’afflux de réfugiés ukrainiens et les étudiants internationaux – une partie de ces migrations est donc de nature temporaire. Dans le même temps, plus de 330 000 postes supplémentaires sont devenus vacants en raison du départ de citoyens européens, obligeant le gouvernement à conclure en urgence des accords bilatéraux sur l’immigration avec des États en dehors de l’Union européenne, tout en essayant de renvoyer les demandeurs d’asile dans des pays tiers non sûrs de l’autre côté de la planète. Il est ironique qu’un pays et une économie construits sur les épaules des migrations aient quitté l’Union européenne précisément en raison de la question migratoire, pour découvrir que leur économie dépend aujourd’hui plus que jamais de travailleurs étrangers, mais qu’ils sont maintenant coupés de leur source de main-d’oeuvre la plus proche.

Empire économique, société multiculturelle

L’immigration a atteint son apogée pour la première fois pendant la révolution industrielle et la grande famine du 18e siècle. Plus d’un million d’Irlandais ont fui la famine pour vivre et travailler dans des conditions misérables dans les centres urbains de Liverpool et du Lancashire, puis aux États-Unis et en Australie dans la seconde moitié du 19e siècle. Après la Seconde Guerre mondiale et l’effondrement de l’Empire

britannique, les colonies ont acquis leur indépendance et de nombreux pays faisant désormais partie du Commonwealth, leurs citoyens ont commencé à chercher un foyer au Royaume-Uni.

La Loi sur la nationalité britannique de 1948 a permis aux 800 millions de citoyens du Commonwealth de le faire, l’immigration étant initialement encouragée pour aider à reconstruire l’économie britannique de l’après-guerre. Cependant, l’opinion publique a finalement basculé en raison des flux continus de migrants : la Loi sur l’immigration du Commonwealth de 1968 a introduit des critères tels que l’ascendance pour permettre de s’installer au Royaume-Uni. De nombreuses minorités participent au renouvellement de la culture britannique. Avec l’adhésion à l’Union européenne et au marché unique européen, le nombre de migrants en provenance des États membres de l’UE, notamment d’Europe de l’Est, a commencé à augmenter également. De 2004 à 2009, quelque 1,5 million de travailleurs ont migré au Royaume-Uni, dont beaucoup sont repartis après un certain temps.

Pourtant, le sentiment à l’égard de l’immigration en provenance de pays tels que la Pologne est rapidement devenu un sujet politique après l’élargissement de 2004, malgré les apports économiques certains de cette main-d’oeuvre venue d’Europe centrale et orientale : le Royaume-Uni a choisi de ne pas accorder un accès inconditionnel aux citoyens de la Roumanie et de la Bulgarie après l’adhésion de ces pays à l’Union européenne. Aujourd’hui le nombre de citoyens nés en dehors du Royaume-Uni a dépassé les 10 millions, soit plus de 16 % de la population, faisant du Royaume-Uni l’une des sociétés les plus diversifiées et multiculturelles du continent européen.

Ce que le Brexit signifie vraiment

Poussé par les conservateurs intransigeants et le Parti de l’indépendance (UKIP) de Nigel Farage, aujourd’hui dirigeant de Reform UK, le Premier ministre britannique David Cameron a choisi de tenir un référendum sur l’adhésion à l’UE en 2016. La campagne du « Leave » qui a suivi s’est appuyée sur les événements de 2015 en suscitant la peur d’une immigration incontrôlée, visant particulièrement les populations économiquement désavantagées et les populations « nanties » : retraités, classes aisées. Suggérer que le Brexit permettrait de reprendre le contrôle des frontières de l’Union européenne – même si le Royaume-Uni n’a jamais rejoint l’espace Schengen –, et dépeindre Bruxelles comme incapable de gérer l’immigration, a eu une influence significative sur le résultat du référendum.

Le Brexit a créé une incertitude juridique pour les citoyens européens au Royaume-Uni, dont beaucoup se sont installés de manière permanente. Ceux-ci font maintenant face non seulement au risque de perdre leurs droits de résidence ou leurs possibilités de rejoindre leur famille, mais aussi à l’hostilité ambiante et à l’angoisse de ne plus être les bienvenus dans la société et les communautés locales. Le Brexit signifiait « déraciner » une partie significative de la population et rendait obsolètes des années d’efforts d’intégration. Comme conséquence probable, le nombre de citoyens européens au Royaume-Uni a considérablement diminué. Le recensement britannique de 2022 a montré que seulement 3,9 millions de détenteurs de passeports européens vivaient en Angleterre et au Pays de Galles, bien moins que les 5,5 millions de demandes reçues dans le cadre du régime post-Brexit dit de « Settled Status » (EUSS).

Cependant, contrairement aux promesses du Brexit, l’immigration nette au Royaume-Uni est à son niveau le plus élevé en 2023, avec un excédent d’immigration de plus de 600 000 personnes. Cela laisse le gouvernement dans une situation difficile, car l’économie et les systèmes sociaux du pays perdent des travailleurs de qualité quittant le Royaume-Uni, sans que ne soient tenues les promesses de contrôle des frontières et de l’immigration. Pis encore, les politiques anti-migratoires poursuivies par le gouvernement, telles que l’initiative mort-née visant à expulser les demandeurs d’asile vers des pays tiers non sûrs, comme le Rwanda, continuent de ronger la société multiculturelle du Royaume-Uni, de passer sous silence l’intégration de nombreuses minorités – notamment d’Asie du Sud et du Nigéria – et la cohésion sur lesquelles le succès économique du pays a été construit.

Où sont passés les travailleurs ?

Les statistiques de 2022 indiquent que 460 000 travailleurs européens ont quitté le pays en juin 2022, une perte partiellement compensée par une augmentation de 130 000 travailleurs immigrés au Royaume-Uni en provenance de pays non européens. La pénurie de main-d’œuvre étrangère devrait avoir des conséquences dramatiques pour l’économie et les systèmes sociaux. Beaucoup travaillaient dans le National Health Service (NHS), mais aussi dans l’agriculture, le transport et le secteur du BTP.

Pour tenter de compenser ces pénuries, le gouvernement britannique fait souvent preuve de créativité, en demandant par exemple aux Allemands résidents titulaires de permis de conduire délivrés avant 1999 – permettant de conduire des véhicules jusqu’à 7,5 tonnes – de postuler en tant que conducteurs de camion, ou en concluant des accords facilitant l’immigration en provenance de pays non membres de l’UE pour travailler dans le NHS, souvent avec des pays figurant sur la liste rouge de l’Organisation mondiale de la santé – c’est-à-dire ne disposant pas d’un personnel de santé suffisant. Du reste, les gouvernements britanniques poursuivent une politique de lutte ferme contre l’immigration irrégulière. Le nouveau gouvernement travailliste de Keir Starmer ne semble pas disposé à assouplir et à étendre les voies légales de migration, ni à conclure d’accord avec l’Union européenne en la matière.

À court terme, le Brexit n’a certainement pas rétabli la grandeur passée de la Grande-Bretagne. Il a non seulement amputé le pays de 4 % de son PIB cumulé en raison de la réduction des exportations vers les États membres de l’Union européenne, mais également, du fait du manque de main-d’œuvre, des hausses de prix et une diminution des produits disponibles sur le marché intérieur. Les mesures de court terme ne créent pas des conditions stables pour que les entreprises investissent dans une croissance à long terme.

4. 4 Les Pays-Bas : melting-pot et intégration

Les avantages et les défis du multiculturalisme

Les Pays-Bas et le Royaume-Uni partagent non seulement une grande partie de leur histoire, mais aussi leurs luttes en matière de migrations. Comme tant d’autres pays, les Pays-Bas ont accueilli des immigrants, et notamment des citoyens de leurs anciennes colonies, pour reconstruire leur économie.

La politique de multiculturalisme du pays visait à préserver la diversité culturelle pour faciliter le retour dans leurs pays d’origine de travailleurs immigrés qui n’étaient pas censés rester aux Pays-Bas. Beaucoup d’entre eux sont cependant restés. La politique d’accueil mise en place par les gouvernements néerlandais successifs n’a cependant pas réussi à prévenir le taux chômage élevé et le faible niveau d’éducation au sein des communautés migrantes. Elle a été remplacée par l’une des politiques d’assimilation les plus rigoureuses du continent européen. Les lacunes du système sont devenues indéniables. Avec le meurtre en 2004 du réalisateur Theo van Gogh par un citoyen néerlandais d’origine marocaine, le pays a effectué un virage à 180 degrés pour devenir aujourd’hui l’un des États membres de l’UE avec les lois les plus strictes.

Un melting-pot culturel

Du 15e au 18e siècle, les Compagnies néerlandaises des Indes occidentales et orientales ont fait des Pays-Bas l’une des principales nations commerciales et maritimes du monde. La domination de ces compagnies dans le commerce mondial a contribué à une révolution commerciale et à un épanouissement culturel sans précédent aux Pays-Bas, connu sous le nom « d’âge d’or » néerlandais. Cela a non seulement entraîné des bulles spéculatives financières comme la crise des tulipes de 1634, mais aussi un afflux des migrations en provenance des pays voisins de la mer du Nord, représentant 8 % de la population, et même 38 % à Amsterdam en 1650 – un niveau qui ne serait dépassé de nouveau qu’à la fin du 20e siècle.

Avec la découverte des Amériques et le début de la révolution industrielle, les Pays-Bas ont cessé d’être une destination attractive, et ce jusqu’à la fin de la Seconde Guerre mondiale. En 1949, le pays était en ruines et devait être reconstruit, d’où le rapatriement accéléré de plus de 300 000 Eurasiens d’Indonésie après l’indépendance de cette dernière. Des travailleurs invités supplémentaires ont été recrutés dans le sud de l’Europe dans les années 1950 et 1960 (les « gastarbeiders ») ; beaucoup d’entre eux sont rentrés chez eux après quelques années. Le boom économique des années 1960 a entraîné un changement dans les vagues ultérieures de migration – notamment en provenance de Turquie et du Maroc –, lorsque de nombreux travailleurs se sont installés aux Pays-Bas, avant d’être rejoints plusieurs années plus tard par leurs familles. Comme ailleurs, la crise pétrolière a également stoppé l’immigration économique aux Pays-Bas, mais la loi de 1974 sur la réunification familiale et l’indépendance du Suriname en 1975 ont continué à relancer l’émigration vers les Pays-Bas jusqu’au milieu des années 1990. Aujourd’hui, plus de 350 000 immigrants d’origine surinamaise vivent aux Pays-Bas et font partie des 2,6 millions de résidents nés à l’étranger, ce qui représente 15 % de la population totale.

Comment le multiculturalisme a ignoré l’intégration

Le modèle dit « des polders », ou la recherche de consensus, est un fondement historique de l’État-nation néerlandais. La société est « pilarisée » (« Verzuiling ») en différentes institutions religieuses et groupes d’intérêts, discutant des questions d’intérêt commun pour construire des majorités destinées à guider la prise de décision. Confronté à une importante population immigrée dans les années 1980, le gouvernement a défini une politique dite des Minorités ou du Multiculturalisme, basée sur le respect et la protection de la diversité culturelle. Les minorités ethniques ont été incluses dans le système de « Verzuiling » et ont reçu des financements pour leurs propres écoles, hôpitaux et médias. Les droits de vote aux élections locales accordés en 1985 ont été accompagnés d’un processus de naturalisation facile et d’une législation anti-discrimination.

La politique de l’époque visait l’opposé de l’intégration, en supposant que le séjour des travailleurs immigrés n’était que temporaire, et encourageait ces derniers à conserver leur identité culturelle afin de faciliter leur réintégration lors de leur retour dans leur pays d’origine. Cependant, il est finalement devenu évident que la plupart des immigrants s’installaient en fait définitivement aux Pays-Bas et que le chômage élevé, le faible niveau d’éducation et les mauvaises conditions de vie entraînaient une « ghettoïsation » culturelle, et une isolation par rapport au reste de la société, plutôt qu’une véritable intégration. Les immigrants étaient devenus largement dépendants de l’aide sociale, mais restaient marginalisés.

Le débat public sur l’échec du multiculturalisme n’a pas suffisamment pris en compte les réalités sociales aux Pays-Bas qui ont entravé l’intégration. Au lieu de cela, il a évolué vers une nouvelle politique d’assimilation et d’homogénéisation culturelle. Ce changement a été accéléré par l’assassinat du réalisateur Theo van Gogh en 2004, perçu comme une attaque contre la précieuse liberté d’expression aux yeux du public néerlandais. Suite à cet événement, les immigrants ont été tenus de suivre et de payer des cours d’intégration, afin de pouvoir passer des tests obligatoires de langue et de culture. De plus, la réunification familiale pour les personnes non ressortissantes d’États membres de l’Union européenne a été limitée, exigeant également une maîtrise minimale de la langue néerlandaise, tandis que les politiques d’asile ont été durcies. Ces mesures ont laissé peu de place à la reconnaissance de l’identité culturelle des immigrés, ce qui est paradoxal étant donné que les politiques publiques avaient initialement encouragé la préservation de ces identités – raison principale pour laquelle ces populations ont désormais du mal à s’identifier à la culture néerlandaise.

Notre future société ?

Ce changement de politique se poursuit aujourd’hui. Un récent projet de loi néerlandais sur l’éducation a introduit un changement en faveur du néerlandais comme langue d’enseignement et exige que les deux tiers des cours de premier cycle soient enseignés en néerlandais. Ceci n’est qu’un jalon parmi d’autres dans la transition notable des Pays-Bas, d’un pays ouvert et respectueux de la diversité à l’un des plus ardents partisans de l’assimilation.

La mode de l’assimilation transitive (« rendre similaire ») suppose que les immigrants peuvent être façonnés en citoyens néerlandais. Mais forcer « eux » à devenir « nous » comporte le risque d’être contre-productif, en provoquant le risque d’un repli identitaire. De plus, c’est inutile : les jeunes immigrants aux Pays-Bas sont souvent en accord total avec les principes allant des libertés individuelles à l’égalité. À mesure que leur niveau d’éducation et leur durée de séjour augmenteront, les différences avec les Néerlandais de même niveau d’éducation disparaîtront virtuellement.

Tant qu’un pays ne parvient pas à permettre aux nouveaux venus et aux membres des minorités de participer à une société et une démocratie sur un pied d’égalité, les politiques conservatrices alimentées par la nostalgie et l’identité nationale trouveront toujours un terrain fertile. Elles risqueront de sacrifier l’économie du pays sur l’autel des politiques anti-migratoires. Le pivot de la politique d’immigration néerlandaise peut aussi s’expliquer par une réaction à la pression grandissante dans les services publics – logement, éducation, santé –, elle-même en grande partie déclenchée par le poids des migrations venues de l’Union européenne et de la libre-circulation des personnes. C’est donc l’un des piliers mêmes de l’Union européenne qui se trouve en tension. L’Europe, avec sa tradition d’accueil, est davantage fragilisée dans sa cohésion par les difficultés économiques et budgétaires que par les tensions culturelles suscitées par l’arrivée de personnes venues d’autres continents.

Conclusions : UNE NOUVELLE POLITIQUE MIGRATOIRE FRANÇAISE ET EUROPÉENNE

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