Vers une société européenne des savoirs – élaborons un agenda européen ambitieux pour l’accès à la connaissance numérique !

Christophe Geiger, professeur de droit à l'université Luiss (Rome) et à l'université de Strasbourg, directeur de l'Observatoire du droit et de l'éthique de l'innovation et membre de Volt Strasbourg & Damian Boeselager, eurodéputé Volt, vice-président de la commission des affaires économiques et monétaires du Parlement européen, soulignent la nécessité pour l’UE d'élaborer un agenda ambitieux de réformes et permettre la mise en place d’une véritable société européenne de la connaissance.

16 nov. 2025
Damian Boeselager et Christophe Geiger

C’est désormais une évidence : l’Union européenne fait face à un contexte géopolitique tendu, où son rôle de puissance mondiale se fragilise. Entre un protectionnisme américain renforcé, l’expansionnisme russe et l’activisme géo-économique chinois, l’Europe est mise au défi d’affirmer son autonomie stratégique. Cette pression internationale se manifeste particulièrement dans la course à l’innovation technologique — et plus encore dans le numérique — où se joue désormais la capacité de l’Union à préserver sa souveraineté, sa compétitivité et son modèle démocratique.

Dans ce contexte, l’Union européenne se doit d’élaborer des politiques favorisant l’innovation et la créativité afin d'être compétitive dans l’économie mondiale de l’information et des services, avec comme objectif clairement fixé d’établir une véritable société européenne de la connaissance. En effet, l’innovation est nécessaire pour assurer la survie de notre « économie sociale de marché » européenne, comme la qualifie le traité sur l’Union européenne. La plupart des pays européens sont pauvres en ressources naturelles et chers en main-d'œuvre. L’UE n'a d'autre choix que d’innover si elle veut préserver son niveau élevé de protection sociale. De surcroit, l’innovation et l’accès aux connaissances sont nécessaires pour garantir la participation démocratique et les droits fondamentaux. En effet, l’accès à l’information en ligne constitue une condition essentielle pour que les citoyennes et citoyens soient pleinement informés et en mesure d’exercer leur capacité de décision démocratique, ce qui est fondamental pour l'épanouissement et le développement personnels des européens.

La révolution numérique a multiplié le potentiel en matière recherche et d’accès aux savoirs, conditions préalables à l’innovation et au développement. Cependant, et même si la recherche et le développement figurent souvent parmi les principales priorités des décideurs de l’Union européenne, le cadre juridique régissant l’accès et l’utilisation des connaissances remonte au monde pré-numérique. C’est bien pour cette raison que l’ancien Premier ministre italien Enrico Letta a exhorté l’année dernière l’UE à mettre en œuvre une « cinquième liberté » de circulation, consacrée à la libre circulation de la recherche, de l’innovation, des connaissances et de l’éducation. Son argument : les quatre libertés du marché unique européen « ne permettent pas de répondre au passage d’une économie fondée sur la propriété à une nouvelle économie fondée sur l’accès et le partage ».

Supprimer les obstacles à l'accès au savoir

À cette fin, l’enseignement et la recherche doivent être prioritaires et il convient désormais de s’attaquer aux obstacles réglementaires bien connus par le biais de réformes ambitieuses. C’est notamment le cas du cadre juridique du droit d'auteur, qui freine les chercheurs et les enseignants utilisant des contenus digitaux protégés. Cela tient au fait que nous avons encore un marché très fragmenté, avec 27 régimes de droit d’auteur différents, ce qui complique considérablement la tâche des instituts de recherche, des universités et plus généralement des fournisseurs de contenus en ligne. Dans un contexte où le numérique a aboli les frontières géographiques, cette situation crée un énorme désavantage concurrentiel pour l’UE en matière de circulation et d’accès à la connaissance. Soyons clairs : des règles unifiées sous la forme d’un règlement européen sur le droit d'auteur sont nécessaires pour créer une véritable société européenne de la connaissance numérique et un marché unique en état de fonctionner.

Ce n'est pas tout : une législation obsolète en matière de droits d'auteur constitue également un obstacle considérable à l’accès et à l'utilisation de l’information à des fins de recherche et d’enseignement. En vertu du principe d’exclusivité attaché au droit d'auteur, toute publication implique que le chercheur cède ses droits à l’éditeur, et ce pour une durée allant jusqu’à 70 ans après son décès ! Dès lors, l’accès aux publications des chercheurs est contrôlé par les éditeurs, qui peuvent en fixer les conditions et le prix. En raison du principe de territorialité du droit d’auteur, ils peuvent même appliquer jusqu’à 27 régimes différents selon les États membres. Cela a pour effet néfaste que les connaissances sont privatisées par les éditeurs, même lorsqu’elles ont été produites dans des universités publiques et avec des fonds publics – ce qui a été le cas dans l’UE, en particulier pour la recherche financée dans le cadre des programmes Horizon 2020 et Horizon Europe, et ce sera le cas sans modification législative appropriée dans le cadre du futur cadre financier pluriannuel. Les institutions publiques et les chercheurs qui produisent ces connaissances doivent ensuite payer des sommes très importantes – encore une fois avec de l’argent public – pour pouvoir y accéder, les citer dans leurs travaux scientifiques, ou les mettre à disposition dans leurs bibliothèques et leurs établissements d’enseignement. Bien qu’il existe certaines règles permettant la réutilisation de matériel protégé par le droit d'auteur, elles sont clairement insuffisantes pour garantir l’accessibilité des connaissances. À l’heure actuelle, ces connaissances sont encore trop souvent verrouillées derrière des barrières technologiques et des paywalls, car quelques grands acteurs du secteur, forts de leurs moyens techniques et de leur pouvoir de négociation, en limitent l’accès, ou du moins l'accès à des conditions équitables.

Propositions pour une réforme désormais nécessaire

Comment en sommes-nous arrivés là ? D'une part, la législation sur le droit d'auteur a trop souvent été façonnée dans le passé par les activités de groupes d'intérêt et de lobbyistes, plutôt que par un projet sociétal clair, ou par l'intérêt public. Cela doit changer. Depuis plus de deux décennies, plusieurs universitaires ont avancé des propositions de réforme visant à créer un régime juridique pour le droit d’auteur qui soit plus favorable à la recherche et à l’enseignement. Dans sa dernière étude intitulée « An EU Copyright Framework for Research » (Un cadre européen pour le droit d'auteur dans le domaine de la recherche), la Société européenne du droit d’auteur, une plateforme de réflexion critique et indépendante sur le droit d'auteur et la politique européenne en la matière, souligne l’urgence d’adapter le cadre juridique européen du droit d’auteur, appelant à « une action immédiate sur le cadre européen du droit d’auteur afin de relever les défis les plus urgents qu’il pose aux chercheurs européens et à leurs institutions ». Différentes propositions de réforme sont sur la table : élargir les exceptions au droit d’auteur pour la recherche et l’enseignement, les protéger contre les dérogations contractuelles et technologiques, permettre aux chercheurs de republier leurs projets d’articles dans des dépôts et archives publics – ce que l’on appelle les « droits de publication secondaire » –, créer un accès institutionnel et un contrôle des prix pour l’accès aux publications par les institutions de recherche et les établissements à mission éducative, mettre en œuvre un droit de prêt numérique pour les bibliothèques, et bien d’autres encore.

Restaurer le contrat social tout en garantissant les droits et valeurs fondamentaux de l'UE

Le droit d’auteur est apparu au 18ème siècle et trouve son origine dans les idées des Lumières. Les penseurs des Lumières ont plaidé en faveur de la reconnaissance de la propriété intellectuelle afin de garantir aux auteurs de bénéficier des fruits de leurs œuvres. Cependant, ils ne poursuivaient pas seulement un idéal strictement individualiste, mais aussi un idéal social, à savoir la diffusion des idées des Lumières. Par conséquent, les réformes aujourd’hui nécessaires permettront de rétablir l’objectif initial du droit d’auteur : encourager l’accès à la connaissance. Cet objectif et cette fonction sociale ont été détournés pour empêcher l’accès aux œuvres plutôt que de le faciliter. Le cadre réglementaire européen en matière de droit d’auteur est pourtant censé refléter les valeurs fondamentales de l’Union européenne: selon l’article 3 de la Charte des droits fondamentaux de l’UE, l’Union a pour objectif « d’œuvrer en faveur du développement durable de l’Europe fondé sur une croissance économique équilibrée et la stabilité des prix, une économie sociale de marché hautement compétitive, visant le plein emploi et le progrès social, ainsi qu’un niveau élevé de protection et d’amélioration de la qualité de l’environnement ». L’innovation est étroitement liée au développement scientifique, économique et culturel. Il dès lors est urgent de relier les objectifs de développement durable aux réglementations en matière d'innovation et au droit d’auteur en particulier. Selon la définition généralement admise de la durabilité de Bundtland – basée sur la commission homonyme de l’ONU de 1987 – légèrement augmentée par Van Hees, « le développement durable consiste à stimuler et à encourager le développement économique (à travers par exemple, la création d’emplois, l’innovation, l’esprit d'entreprise et les revenus qui en découlent), tout en protégeant et en améliorant de manière importante (au niveau mondial et européen) l’état de la nature et de la société (entre autres, les ressources naturelles, la santé publique et les droits fondamentaux) dans l’intérêt des générations actuelles et futures ». Si l’on se base sur cette définition, il est évident que des politiques tournées vers l’avenir et favorables à la recherche et à l’éducation sont indispensables pour garantir la mise en place d'un système de droit d'auteur durable dans l'UE.

Les traités de l’Union européenne et les droits fondamentaux de la Charte créent les mêmes impératifs. La liberté d'expression et le droit à l'information sont depuis longtemps reconnus par la Cour européenne des Droits de l'Homme comme « l’un des fondements essentiels d'une société [démocratique], l’une des conditions fondamentales de son progrès et du développement de chaque individu ». L'émergence de nouveaux droits fondamentaux dans ce domaine, tels que le droit à la recherche, devrait conduire à des politiques ambitieuses favorisant l'accès à la connaissance dans un environnement numérique. La créativité et l’innovation doivent ainsi être soutenues par des régimes de propriété intellectuelle favorables à l’enseignement et la recherche dans l’espace numérique et par une production durable de connaissances. Dans le cadre d'une approche de marché unique numérique fondée sur les droits fondamentaux et les valeurs essentielles de l’Union, les règles en matière de droit d'auteur doivent être conçues de manière à permettre à chaque individu de participer à la vie culturelle et de profiter du progrès scientifique. Dans ce contexte, le droit d'auteur doit jouer un rôle de facilitateur, en tant que droit inclusif, plutôt que comme facteur d’exclusion. À cette fin, les droits fondamentaux à la recherche et à l’éducation, ainsi que la liberté d’expression et d’information et la liberté artistique et scientifique doivent occuper une place centrale dans les futures règles du jeu de notre société de la connaissance.

Un agenda pour l’accès aux connaissance numériques visant à établir une véritable société des savoirs numériques

En conclusion, il convient d’élaborer de manière urgente « un agenda pour l’accès à la connaissance numérique » avec l’objectif de positionner l’UE comme un leader mondial en matière d’innovation et de production de nouveaux savoirs. Afin de donner corps à un tel programme, une conférence a été organisée au Parlement européen à Strasbourg le 10 juillet 2025 par l'Observatoire du droit et de l'éthique de l'innovation (ILEO) en collaboration avec Volt Europa et ses membres au Parlement européen, avec le soutien du Centre pour la politique numérique de l’University College Dublin, du Programme sur la justice de l’information de l'American University Washington College of Law, de Communia, Knowledge 21 et le Centre d'études européennes et internationales de l’université de Strasbourg.

Cette tribune résume le message politique principal de l'événement, dont l’objectif premier était d'identifier les principaux changements à adopter pour mettre en place un système de droit d'auteur favorable à la recherche et à l'enseignement, et de définir les questions clés qui devraient être abordées lors d’une future réforme législative. Ainsi, cet agenda pour la connaissance numérique, en tant que projet législatif pour la législature actuelle de l’UE, devra garantir que les chercheurs, les innovateurs et les institutions permettant l’accès aux savoirs aient accès aux œuvres protégées et puissent les utiliser afin de permettre le progrès scientifique et culturel.

Nous n'avons pas de temps à perdre. Nous devons supprimer les obstacles liés à certaines dispositions du droit d’auteur qui rendent l’accès à la connaissance plus difficile pour les innovateurs et empêchent les institutions de remplir leur rôle d’intérêt public. Il s’agit d'une étape essentielle dans la création d’un écosystème d’innovation qui réduit les inégalités et crée des conditions équitables tant en ligne que hors ligne. Nous sommes profondément convaincus qu’il est grand temps que les décideurs politiques et les universitaires européens engagent un dialogue ouvert pour aborder et faire progresser ces questions.

Les droits fondamentaux sont au cœur de notre identité. La manière dont nous encadrons l’innovation doit devenir un débat politique, impliquant l’ensemble de la société. Elle ne peut être laissée à des discussions à huis clos entre quelques acteurs puissants défendant leurs propres intérêts. Cet enjeu est trop important pour le monde dans lequel nous vivons et celui que nous transmettrons aux générations futures.

Note : ce texte constitue la version française d’un article publié le 10 novembre 2025 en langue anglaise dans le Verfassungsblog, un blog dédié aux approches constitutionnelles du droit des nouvelles technologies. Il est consultable à l’adresse suivante : https://verfassungsblog.de/eu-digital-knowledge-agenda-copyright/